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Par le Docteur Michel Delbrouck
Parler de psychopathologie représente un danger de catégorisation et d’enfermement du patient. L’ouverture du cœur reste indispensable mais une forme de langage clair nous apparaît indispensable entre professionnels. Un devoir de compétence nous oblige à explorer les rouages de l’être humain et un devoir d’humanité nous recommande de placer ces concepts indispensables en toile de fond, alors que le patient est devant nous et reste au centre du débat.
Une des « missions » du psychopathologue serait peut-être de créer un pont entre les aspects de la médecine et ceux de la psychologie au sens large du terme. Les cliniciens et les thérapeutes devraient posséder une notion claire des pistes importantes à connaître et à reconnaître en situation clinique, à partir des découvertes des auteurs connus et des recherches récentes. Le clinicien sera interpellé par la dimension organique, anthropologique, éthologique, environnementale mais aussi culturelle, philosophique et spirituelle.
La déformation du médecin lui fait parler du « patient » et pas du client qui pourrait lui évoquer un aspect mercantile. Pour le psychothérapeute, parler du patient risquerait d’inférioriser la personne et de la maintenir dans un état de dépendance.
Ces deux précautions éthiques demeurent d’actualité, la bonne distance restant un outil majeur dans toute relation thérapeutique qu’elle soit médicale ou psychothérapeutique.
Le cartésianisme a séparé corps et esprit et nous en sommes tous héritiers et tributaires. En caricaturant, pour le médecin, le symptôme physique présenté par l’hystérique devenait suspect de mythomanie et, pour le psychothérapeute, le cancer du sein manifestait un conflit intrapsychique non résolu. Les deux positions extrêmes sont dangereuses et conduisent à l’impasse par non-respect et manque de connaissance de nos modes de fonctionnement. La pathologie ne serait-elle pas une manière pour nous humains d’exprimer notre mal d’être, une tentative, pour un temps parfois prolongé, de l’exprimer n’ayant pas d’autres moyens « économiques » de le faire.
Comprendre que présenter par exemple un ulcère d’estomac ou un trouble obsessionnel compulsif pourrait être similaire, sachant qu’il y a une étroite conjonction entre le neurobiologique, l’intrapsychique et le relationnel, et non une contradiction ou une opposition, permettrait d’éviter intolérance et obscurantisme. Les aspects mythologiques, symboliques peuvent venir nourrir notre pensée, notre intellect. L’approche comportementale vient soutenir et étayer les apports psychanalytiques et neurobiologiques. Les regards sociologiques, philosophiques et psychodynamiques complètent les apports des neurosciences en globalisant la personne.
Les fondements neuro-bio-psycho-socio-psychanalytiques restent indispensables à connaître. L’aspect dynamique et l’évolution constante des découvertes de chaque science doivent susciter l’ouverture aux progrès des autres disciplines et la constante interaction entre toutes ces approches. Ce souhait pourrait rester un vœu pieux mais l’évolution de la société et des sciences ne nous permet pas de le concevoir autrement.
Analogie, complémentarité et congruence sont-elles possibles entre d’une part les neurosciences et d’autre part la psychanalyse freudienne, la psychanalyse de la relation d’objet, la théorie de l’attachement, la psychiatrie infantile et les théories humanistes comme la Gestalt, l’Analyse Transactionnelle, la Bioénergie et les approches psychocorporelles ?
Il y a une quinzaine d’années, prévalait un scientisme opposé à la conception psychanalytique, qui voulait expliquer tout le psychisme à partir de la chimie du cerveau et des neurotransmetteurs. Aujourd’hui, il y a un consensus, au moins parmi les personnes éclairées, pour reconnaître que l’être humain est un objet complexe, constitué au moins autant par son milieu culturel et langagier, par son environnement social et familial, que par son substrat organique.
Cette position suscite de nouvelles questions épistémologiques. Faudrait-il créer une nouvelle discipline comme la neuropsychanalyse qui pourrait prendre à son compte le double éclairage ? Ou plutôt, a contrario, une coopération entre plusieurs niveaux et domaines de recherche et de thérapeutique qui serait plus appropriée ou chacun et chacune garderait ses spécificités et ses compétences propres tout en apprenant à collaborer et à s’intéresser aux découvertes et à la pensée de l’autre. Car, il persiste un danger de dilution à vouloir tout amalgamer.
Il s’agit d’allier le subjectif et l’objectif, d’allier les conceptions de l’ancien continent avec celles du nouveau monde anglo-saxon via le DSM, et non pas d’abroger totalement et définitivement le vécu intra psychique, la réflexion philosophique et spirituelle propre à l’homme global. La fédération des psychothérapies humanistes [1] s’en défend et œuvre dans une saine reconnaissance de toutes ces approches multiples. Notre positionnement est assurément heuristique [2], déterminé à faire découvrir et partager leurs découvertes, à en déterminer leurs influences mutuelles et à tenter d’en cerner leurs limites.
Explorer les notions de psychanalyse comme celles d’embryogenèse et de neurosciences vise à une meilleure compréhension et intégration de la psychopathologie. Tenir compte des découvertes récentes de la médecine, des neurosciences, du rôle de la génétique et de l’épigénétique n’exclut en rien l’importance du psychisme dans l’étiopathogénie des affections psychiatriques et médicales fonctionnelles.
« De la neurologie à la neuropsychologie, à la psychologie, à la psychiatrie et à la neuropsychiatrie, disait le Professeur G. Moonen [3] , il n’y a pas de césure mais une continuité. Il s’agit du même cerveau ».
Les conditions environnementales, sociales influent considérablement sur le fonctionnement des espèces. La médecine devient hyper sectorisée, merveilleuse position sur le plan des compétences et de l’efficacité thérapeutique mais désastreuse en matière d’unification de la personne. Repenser l’organe malade dans un ensemble plus large qui lui donne sens et éviter cet aspect de morcellement devrait demeurer un souci constant qui s’inscrit dans la pensée du Dr Michaël Balint.
L’inconscient collectif jungien n’est peut-être qu’une question d’électrons, de protons ou de positrons ; les aspects symboliques et métaphysiques pourraient donc avoir des substrats neurobiologiques, mais cela n’est absolument pas gênant lorsque le thérapeute travaille avec la globalité de la personne en face de lui et avec le lien qui l’unit à elle. L’expérience clinique nous montre bien que travailler avec le patient allongé, assis derrière un bureau qui nous sépare du patient ou dans des fauteuils qui nous le rapprochent, influent considérablement le contact, le rapport du patient-client à son interlocuteur-soignant.
Une étude récente [4] montre qu’une « psychothérapie psychodynamique sur 15 mois réalisée auprès de patients dépressifs sans médicament permet d’obtenir une normalisation de la neuroimagerie au niveau de l’amygdale gauche, du gyrus cingulaire antérieur et du cortex préfrontal par rapport à un groupe contrôle ». Par ailleurs, la qualité de vie de patients ayant reçus la combinaison des traitements pharmacologiques et psychothérapeutiques s’est très nettement améliorée et il a été constaté qu’ils rechutaient moins rapidement que ceux qui avaient été placés sous traitement continu et a fortiori sous placebo après 12 ou 24 mois de suivi.
Quant au mot « psychopathologie », faut-il le garder ?
Mais comment appeler les propos abordés ? Le terme comprend pathos [5] et Dieu sait si dans nos cabinets de médecin et de psychothérapeute nous la rencontrons cette souffrance ! D’autre part, nous parlons bien de la psyché et de ses diverses modalités d’expression souffrante. Le danger réside, disions-nous, dans la coercition ou l’étiquetage des personnes dans une psychopathologie comparative, quantitative, à l’inverse d’une psychopathologie clinique ouverte sur l’être en souffrance psychique qui consulte en face de nous.
Pour compléter la réflexion, deux aspects de notre monde actuel apparaissent importants à souligner :
- d’une part, le manque de cadre, de limites et de balises claires, l’enchevêtrement, l’incongruité, le non-respect des distances intergénérationnelles, le manque de limites et de lois clairement énoncées et respectées qui sont à la genèse d’un assez grand nombre de dysfonctionnements psychiques,
- et d’autre part les causes environnementales (intoxication au Pb, Mn, Cd, Hg, etc.), les facteurs de stress et les facteurs psychosociaux (pauvreté, précarité, promiscuité, etc.) qui rendent la marge de manœuvre assez étroite.
A quoi cela sert-il donc de classer ou de répertorier ces comportements psychiques ? Il réside en effet un grand danger à le faire et d’ailleurs bon nombre de psychiatres commencent à ne plus rédiger leurs rapports en termes de DSM (cadres diagnostiques obligatoires en matière politique et d’assurabilité). L’homme a-t-il encore le droit de s’exprimer, de faire sortir hors de lui ce qui l’étouffe, le contraint et le limite ?
Le modèle médical habituel sous-tend inconsciemment que le médecin n’est pas malade mais bien la personne en face de lui.
Nous préférons dire que le médecin et le psychothérapeute ont aussi un type de personnalité qui interfère avec la prise en charge de la personne en face d’eux.
Pour Charles Baudouin [6] , deux principales qualités sont attendues du thérapeute : la première est l’humilité... dans le sens d’un renoncement au pouvoir, d’un refus de faire étalage de ses qualités... L’humilité est un aspect capital de l’écoute respectueuse et de l’accueil du mystère de la personne. La seconde est la maturité affective. Ce n’est qu’en ayant de soi-même, et donc de sa propre pathologie, une compréhension émotionnelle profonde, vécue dans les tripes, que l’on peut aider sur la voie du mieux-être psychique... Le thérapeute n’a pas le droit d’accepter en thérapie une personne envers laquelle il se sent incapable d’être profondément bienveillant.
Restera à l’étudiant et au praticien à aller compléter son information dans les multiples ouvrages en la matière, à rencontrer les personnes souffrantes dans ses stages cliniques, à se confronter en supervision et surtout à explorer son conscient et son inconscient de manière loyale, éthique et constante au fil de toute sa carrière de psychothérapeute.
Revisiter la psychopathologie
Au fil des lectures et principalement de notre expérience clinique, nous pouvons élargir les conceptions de la psychopathologie, en envisageant différents modes d’appréhension étiologique de la psychogenèse.
La psychopathologie pourrait s’enrichir par l’intégration non seulement des conceptions freudo-lacaniennes mais également par les apports des neurosciences, de la vision psychanalytique de la relation d’objet, de ceux de la théorie de l’attachement et des résultats des observations cliniques du nourrisson avec l’acquisition progressive des sens de soi, et de l’intersubjectivité.
Selon la théorie psychanalytique, développée par Sigmund Freud et ses collaborateurs, la psychogenèse est en étroite relation avec les stades du développement psychosexuel et de l’acquisition de l’alimentation. Dans ce cadre, la construction des théories du développement se fondent sur les déductions basées sur la nature des expériences subjectives.
Selon la psychanalyse de la relation d’objet développée par Mélanie Klein et les post-kleiniens, la psychogenèse se base sur le caractère évolutif de la relation d’objet et est centrée sur l’expérience de soi-et-de-l’autre.
Selon les théoriciens de l’attachement John Bowlby, Marie Ainsworth et Daniel Stern, le nourrisson possède des compétences innées et acquiert son autonomie au travers de divers domaines de l’expérience de soi. Dans ces approches développementalistes ou expérimentales, les auteurs s’efforcent de ne rien déduire de l’expérience subjective. Quant à l’approche phénoménologique, elle se réduit aux événements objectifs en excluant le subjectif.
Comme nous l’explique Daniel Stern [7] , un « nourrisson a été reconstruit par les théories psychanalytiques à partir de la pratique clinique, avant tout avec des adultes ». La création du nourrisson de la clinique doit être distingué du nourrisson de l’observation car il a été créé pour donner un sens à toute la précoce histoire du patient. Il nous dit que « celui qui raconte et celui qui écoute découvrent en même temps qu’ils la modifient. La vérité historique est établie par ce qui est dit, non parce qui est arrivé réellement ».
De ce fait, « chaque théoricien retient comme essentiel certains aspects de l’expérience et chacun produit une vie différente du patient selon ce qu’il a ressenti ».
Les théories psychanalytiques supposent que le développement progresse d’un stade au suivant et que chaque stade est une phase spécifique du développement du Moi ou du Ça. La tendance serait de « caractériser les premiers stades du développement normal en fonction d’hypothèses s’appuyant sur des états pathologiques ultérieurs ».
Pour Serge Tisseron [8] , il faut « débarrasser la psychanalyse de ses scories », en « ne la compliquant pas par une attitude froide et distante ». Pour cet auteur, la spécificité de la psychanalyse réside dans le fait qu’elle est un « type de compagnonnage, impliquant entre l’analyste et l’analysant une empathie réciproque et mutuelle ». Ces récentes réflexions [9] nous renforcent à introduire dans notre approche de la psychogenèse les apports des théoriciens de l’attachement ainsi que le résultat des recherches sur le nourrisson, le sens apporté sera plus prospectif que rétrospectif. Le principe organisateur serait la création du sens subjectif de soi. Dès lors, les expériences subjectives constituent en elles-mêmes les principaux éléments fonctionnels et non plus le Moi et le Ça d’où dérivent les expériences subjectives.
Il n’y aurait pas de phases mais plutôt des formes d’expérience sociales qui persistent tout au long de la vie. Les phases initiales de formation et d’acquisition des compétences du nourrisson restent fondamentales mais l’individu continue tout au long de sa vie à compléter ses expériences continuelles d’acquisition et de complétude de ses acquis.
L’expérience sociale subjective se complète dans tous les domaines et notamment au fil de la prise en charge psychothérapeutique. L’attachement et la prise d’autonomie sont travaillés et retravaillés dans toutes les facettes des liens interpersonnels disponibles à la personne en traitement.
Les plasticités neuronales renforcent ces nouvelles conceptions. Cela légitimise la place des psychothérapies. L’individu n’est pas figé, fixé à des stades de développement psychogénétique. Il peut et « doit » évoluer.
Le changement fondamental dans la conception de la psychopathologie et de la vie psychique consistant à considérer les problématiques cliniques fondamentales, sont à envisager comme des problématiques de la vie entière et non comme des questions de phases de développement.
Il n’y a pas d’opposition entre ces diverses conceptions mais un enrichissement mutuel qui peuvent aider le clinicien à mieux appréhender, comprendre et aider le patient qui vient consulter en souffrance. Le clinicien doit s’adapter au patient et non l’inverse. Nous pouvons poursuivre en considérant les différentes approches de manière simultanée tout en évitant bien entendu le risque de se perdre.
Michel Delbrouck.
Médecin, psychothérapeute, psychanalyste, enseignant de la psychopathologie, formateur, past-président de la Société Balint Belge, past-président de la Société Belge de Gestalt-thérapie, directeur de l’Institut de Formation et de Thérapie pour Soignant IFTS - www.ifts.be, membre affilié de l’Institut International de Psychanalyse et de Psychothérapie Charles Baudouin (Genève), Maître de stage en médecine aux Universités de Bruxelles, Louvain et Liège.
[1] FPHE : Fédération Belge des Psychothérapeutes Humanistes : Le courant humaniste constitue un des quatre grands courants reconnus et étudiés par les experts du Conseil Supérieur d’Hygiène du Ministère fédéral de la Santé en Belgique lors de l’étude préliminaire (CSH n° 7855) en vue de l’agrément des psychothérapies en Belgique. Ce courant humaniste est également appelé « courant de la psychothérapie à orientation expérientielle et centrée sur le client ». http://www.fphe.be
[2] Heuristique : qui favorise la découverte.
[3] MOONEN G., La neurologie académique : entre science et clinique, in Rev Med Liège 2012 ; 67 : 12 607-611.
[4] BURCHEIM Anna, Changes in Prefrontal-Limbic Function in Major Depression after 15 Months of Long-Term Psychotherapy, Plos One 2012, 7(3),e33745.
[5] Pathos : « souffrance » en grec.
[6] PIRON Claude, La psychothérapie intégrative selon Baudouin, chapitre 6, in Traité de psychothérapie comparée, Paris, Médecine et Hygiène, p. 165.
[7] STERN D., Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF, 1989.
[8] TISSERON S., Fragments d’une psychanalyse empathique, Paris, Albin Michel, 2012.
[9] SENK P., Comment la psychanalyse évolue, in Le Figaro du 14 janvier 2013.
Article publié et relu le 22 05 2019